Plusieurs d’entre nous ont assisté à un atelier dédié au « Contexte international de montée du fondamentalisme religieux et de l’extrême droite ». Organisé par l’organisation Prague Spring 2, réseau de lutte contre l’extrême droite et le populisme, cet atelier avait un objectif pour le moins ambitieux : témoigner, expliquer et chercher des solutions contre la montée des mouvements de fondamentalisme religieux et d’extrême droite dans le monde. Deux temps pour ce faire : une analyse globale des causes de la montée des idéologies d’extrême droite et du fondamentalisme religieux, puis l’étude de cas concrets, notamment en Grèce, dans les pays scandinaves, au Maghreb et en Hongrie.
Extrémismes dans le monde : une grande diversité, des caractéristiques communes
La montée des extrémismes (mouvements politique d’extrême droite ou fondamentalismes religieux) est une réalité partout dans le monde. Ils prennent des formes variées : partis fascistes en Europe centrale et en Grèce, fondamentalisme hindou en Inde, fondamentalisme islamiste en Tunisie… Chaque mouvement s’exprime évidemment à sa manière au regard des enjeux locaux, mais tous partagent plusieurs grandes caractéristiques : le contexte qui permet leur développement, et le type d’argumentaire élaboré.
Première caractéristique : ces mouvements se développent sur le terrain fertile des crises de la société et du capitalisme (crises économique, sociale, écologique, idéologique et politique), et sur la faillite de l’ensemble des grandes idéologies politiques mises en application au cours du 20e siècle. Socialisme, communisme, capitalisme : tous ces modèles ont échoué gravement, et ne sauraient donc représenter une réponse, aux yeux des électeurs et des citoyens, aux crises auxquelles nous faisons face. Dans ce contexte, l’absence d’offre politique crédible laisse place à un vacuum propice au développement de mouvements extrémistes.
Deuxième caractéristique : à défaut de proposer une analyse poussée des causes de la crise en cours, ces mouvements cherchent à rejeter la faute : la faute à l’autre (voie vers la xénophobie, les racismes), ou la faute à la disparition des traditions (notamment religieuses). C’est parce que les traditions (nationales, communautaires, religieuses) n’ont pas été respectées que la situation est telle qu’elle est, et c’est en les rétablissant que la situation redeviendra meilleure. En un mot : « c’était mieux avant ».
Islam et politique
L’un des intervenants a proposé une analyse de l’extrémisme religieux en Tunisie. Quelques éléments de contexte s’imposent.
La question de l’islam politique constitue l’une des grandes thématiques que nous avons abordées lors de ce Forum, tant lors des ateliers que dans nos échanges avec les Tunisiens. Le contexte s’y prête : la chute de Ben Ali en janvier 2011 a mis fin à plusieurs décennies de régimes laïcs autoritaires qui ont laissé peu – voire pas – de place aux religions. Certains mouvements religieux se sont de ce fait radicalisés, transformant la pratique religieuse en acte subversif de contestation contre le régime. Forts d’une légitimité acquise par cette position de victime de deux régimes successifs et notamment du régime de Ben Ali, ces mouvements sortent grandis et renforcés de la révolution de janvier 2011. Lors des élections d’octobre 2011, les Tunisiens ont institué comme première force politique du pays le « Parti de la renaissance » Ennahda, qui se réclame de l’islam politique. De mouvement non reconnu sous Ben Ali (il a été légalisé officiellement en mars 2011), Ennahda devient le premier parti politique du pays : à la suite des élections, Ennahda dispose de la majorité des membres de l’assemblée constituante (en charge de rédiger la nouvelle constitution tunisienne) et du gouvernement provisoire, ce qui déclenche de vifs débats au sein de la société tunisienne et au-delà.
Extrémisme, religion et violence
Cet atelier questionne la potentielle « dérive » de l’islam politique et s’intéresse à l’extrémisme islamiste en Tunisie. Selon la logique présentée plus haut, l’islamisme extrémiste cherche à lier l’ensemble des causes des problèmes sociétaux au non-respect des principes de l’islam : le mal est là parce que nous ne sommes pas de bons musulmans. Mais que signifie « être un bon musulman » ? Le danger est ici qu’un parti politique s’autoproclame meilleur – et, finalement, seul – interprète de la volonté divine. Dans sa version moderne, ce fondamentalisme intègre l’impératif démocratique : sous couvert du respect des principes démocratiques, on suit la volonté populaire assimilée à la volonté divine, dans son interprétation fondamentaliste. Voilà qui soulève une question essentielle : la République peut-être se réduire à la volonté populaire, ou comprend-elle également un ensemble de principes et de droits inaliénables (on pense là aux principes fondamentaux inscrits dans les conventions internationales relatives aux droits de l’homme), même par la voix du peuple ?
Partant de là, notre intervenant évoque l’élément de violence, présent dans toute religion selon le philosophe Paul Ricœur. Les religions seraient porteuses d’idéaux et de principes de vérité absolus. « La tâche est difficile pour l’humain, qui se sent en droit d’imposer par tous les moyens cet absolu auquel il croit ». Deux choix se présentent alors à l’arrivée de mouvements religieux au pouvoir : soit le respect de cet absolu par la violence, soit un travail de coopération avec l’ensemble de la société et des forces politiques en présence en sortant de cette logique d’absolu. Dans le cas de la Tunisie et de l’ensemble des pays du « printemps arabe », l’intervenant préconise l’instauration d’une justice transitionnelle afin d’écarter le risque de violence lié à l’arrivée du pouvoir d’un fondamentalisme religieux et de préserver « le trésor offert par la révolution tunisienne ».
L’extrémisme au service de la sécurité ?
Les « révolutions arabes » ont laissé la place à un fort sentiment d’insécurité en Tunisie, comme en Egypte ou en Syrie. Mais s’agit-il d’une conséquence « normale » des révolutions, suivies d’une période de transition démocratique nécessairement chaotique, ou s’agit-il d’une stratégie politique visant à installer un islamisme fondamentaliste au pouvoir ? L’un de nos intervenants affirme que les mouvements islamistes utilisent ce sentiment d’insécurité pour instaurer un contrôle dans les pays post-révolutionnaires : les « Ligues de protection de la révolution », milices créées en 2011-2012 « pour préserver la révolution », font débat. Pour notre intervenant, il s’agit d’un moyen de contrôle : pour les salafistes, la sécurité n’est possible qu’avec l’instauration de la charia et ces milices en sont les propagateurs, intervenant non seulement en Tunisie mais dans l’ensemble des pays du printemps arabe et au-delà (notamment en Syrie et au Mali).
Et ailleurs ?
En Grèce
Aucun mouvement d’extrême droite n’existait à la chute de la dictature grecque en 1974; aujourd’hui, l’organisation néonazie Aube Dorée, née il y a quinze ans mais qui bénéficiait jusqu’ici d’une audience très limitée, émerge fortement et rencontre un public grandissant parmi les citoyens grecs. Pourquoi ? Les ravages de la crise et des politiques néolibérales ont certes constitué un contexte propice à l’augmentation de l’influence politique du parti Aube Dorée. Toutefois, cette émergence est aussi issue d’un changement de posture politique et médiatique : la forte médiatisation du parti – même pour le dénoncer publiquement – a contribué à le banaliser et a mis fin a sa marginalisation de l’arène politique. Le terme « extrême » tend d’ailleurs à être utilisé indifféremment pour la gauche et pour la droite, contribuant ainsi à normaliser un parti fasciste. Par ailleurs, les partis de gauche ont sous-estimé Aube Dorée et ne sont pas parvenus à déconstruire l’argumentaire « anti-système » du parti qui s’est progressivement imposé comme « parti de la solution ». Enfin, les forces de l’ordre et la justice tendent à soutenir indirectement par une non-intervention qui aboutit à une forme d’impunité des exactions commises par les militants d’Aube Dorée.
La lutte contre cet extrémisme est complexe : former les nouvelles générations à leur histoire et aux valeurs démocratiques et de tolérance ; développer des mouvements sociaux et de solidarités, alternatives à l’extrême-droite ; changer le discours public de normalisation.
En Hongrie
Malgré l’histoire récente de la Hongrie, qui s’est alignée avec l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale, l’extrême droite reprend de l’importance dans le pays. Le terreau des politiques néolibérales y est pour beaucoup, ainsi que la dimension sociale de la crise qui touche fortement les Hongrois. Les solutions sont à trouver à tous les niveaux, dans une poursuite de l’analyse de ces phénomènes et dans la construction de solutions nouvelles et solidaires en alternative aux solutions prônées par l’extrême droite.
En Norvège
Si les groupes extrémistes sont marginaux dans ce pays, les évènements de 2011 (attentat à la bombe contre un bâtiment gouvernemental puis tuerie sur l’île d’Utoya) ont montré qu’ils pouvaient constituer une véritable menace. Le pays a toujours vu émerger des mouvements extrémistes mais est globalement parvenu à les maintenir à la marge. D’un mouvement anti-immigration dans les années 1970, ce mouvement extrémiste est passé à un anti-islamisme prononcé. Les observateurs et les citoyens s’attendaient d’ailleurs à ce que les attentats de 2011 soient revendiqués par des groupe islamistes et étrangers ; mais la découverte de la vérité – un terrorisme d’extrême droite reposant sur un argumentaire anti-immigration et anti-Islam, vus comme sources de la perte d’identité et de repères de la société norvégienne – n’a pas remis en question le sentiment anti-islam généralisé : il l’a au contraire renforcé, à la surprise de certains commentateurs. L’extrême-droite dans le pays a d’ailleurs rejeté les actes terroristes, mais déclaré que les idées et motivations des attentats étaient justes.
Quelle attitude adopter face à ce risque pour la sécurité des citoyens ? Est-ce une raison suffisante pour restreindre les libertés publiques ?
De la salle, des participants témoignent
En Algérie : Un participant affirme que le gouvernement cultive lui-même un sentiment d’intolérance, et contribue à la montée du fondamentalisme religieux en soutenant ces mouvements au sein mêmes des religions (notamment à travers le financement des imams).
En Inde : Les mouvements de femmes constituent d’importants lieux de lutte contre la montée des extrémismes.
En Ukraine : Un jeune prend la parole et annonce, ému, qu’il craint que les prochaines élections ukrainiennes soient les dernières au regard de la montée des tendances anti-démocratiques d’extrême droite.
En Russie : A la tribune, un jeune russe témoigne de sa lutte contre l’extrémisme politique qu’il sait déjà à la tête de son pays, au sein même des plus hautes instances décisionnaires.
Comment lutter contre la montée des extrémismes ?
Dans tous les pays, deux moyens complémentaires se dégagent pour lutter contre la montée des extrémismes.
Premier moyen : déconstruire le discours extrémiste et informer : non, la crise n’est pas due à un non-respect strict des traditions, ni à l’immigration. Face aux arguments de ces mouvements, il est essentiel d’avoir toujours une réponse alternative construite et crédible.
Second moyen : la « troisième voie ». Les mouvements d’extrême droite et les fondamentalismes religieux apparaissent aux yeux de beaucoup comme les seules voies possibles de sortie de crise vers l’émergence d’une société nouvelle. Il nous appartient de proposer d’autres solutions à la crise, des alternatives concrètes, un véritable modèle de société crédible et désirable.
Et la France, dans tout ça ?
On retrouve dans les interventions de cet atelier de grands traits que l’on peut facilement exporter au cas français. Un argumentaire d’extrême droite basé sur la peur de l’ailleurs et de l’autre, la disparition des traditions et le rejet de la faute au système capitaliste. L’évolution du discours des partis d’extrême droite français – et plus particulièrement du Front National – témoigne de ce positionnement « anti-système ». Le discours haineux et anti-immigration a été remanié en accusations contre des partis politiques incapables de répondre aux attentes d’une société. Un mouvement d’extrême droite qui se positionne comme « anti-système », seule alternative à la crise propagée par des partis politiques dépassés et complices (l' »UMPS »). Une alternative à la fois hors du système et républicaine, présentable, acceptable : normale. Pour lutter contre cela, il ne suffit pas d’informer et de déconstruire le discours de l’extrême droite. Sa disparition laisserait la place au même vacuum qui a favorisé son essor.
L’enjeu, aujourd’hui, est d’être capable de constituer cette « troisième voie » : une alternative nécessaire, incontournable et désirable, un réel projet de société capable de convaincre que, oui, un autre monde est possible.
- Le réseau Prague Spring 2 sur internet : www.praguespring2.net