Retour sur notre formation avec :

  • Mathilde Dupré est chargée du plaidoyer sur le financement du développement au sein du CCFD-Solidaire. Elle coordonne également la Plateforme paradis fiscaux et judiciaires qui réunit 18 associations de la société civile – comme ANTICOR, Les Amis de la terre ou encore le Syndicat de la magistrature.

  • Jean Merckaert occupait le même poste avant de devenir rédacteur en chef de la revue Projet.

Le 30 mai dernier, les Jeunes Ecologistes Paris IDF ont rencontré Mathilde Dupré (chargée du plaidoyer sur le financement du développement au sein du CCFD-Solidaire) et Jean Merckaert (rédacteur en chef de la revue Projet). L’occasion de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la fraude fiscale, le fonctionnement des paradis fiscaux, mais surtout de discuter des solutions possibles pour lutter contre ces pratiques qui déséquilibrent les comptes des Etats, et nuisent au développement dans les pays « du Sud ».

Retour sur quelques notions utiles (voir aussi cet article de Slate.fr)

  • Fraude fiscale : violation des lois fiscales de son pays afin d’échapper au moins partiellement à l’impôt.

  • Evasion fiscale : utilisation des failles du système afin de se soustraire à ses obligations en installant ses activités à l’étranger. Ces pratiques sont utilisées notamment par des entreprises multinationales qui « délocalisent » leurs bénéfices pour payer moins d’impôts.

  • Optimisation fiscale : l’évasion fiscale n’est qu’une forme d’optimisation fiscale, qui consiste plus généralement à utiliser la situation existante pour réduire ses impôts. Cela dit, certaines pratiques qui sont des formes d’optimisation fiscale peuvent avoir un intérêt : les exonérations fiscales de dons à des associations, ou (certaines) niches fiscales, même si elles sont parfois dévoyées et qu’il faudrait pouvoir analyser précisément leurs effets.

Quel est le lien entre développement et fraude fiscale ?

Pour les Organisations non gouvernementales (ONG) qui travaillent sur le développement, l’intérêt pour les questions liées aux paradis fiscaux est relativement récent.

Pour le CCFD, cela a commencé lors de la campagne pour l’annulation de la dette des pays du Sud à la fin des années 2000. En effet, le remboursement de la dette représentait pour certains pays jusqu’à 60% de leur budget. En outre, les pays endettés devaient réclamer de nouveaux prêts au Fonds mondial international (FMI), qui leur imposait en contrepartie de mener des politiques choisies par lui-même. Enfin, philosophiquement et politiquement, le CCFD considérait que ces dettes relevaient de la responsabilité de ceux qui avaient prêté. Il s’est ainsi intéressé aux causes structurelles de la dette. Ces questions sont par ailleurs intervenues au moment de la campagne internationale pour que l’aide publique au développement (APD) représente 0,7% du PIB de chaque pays, et dans le cadre d’une réflexion sur une réforme du FMI et de la Banque mondiale.

On s’intéresse en général davantage aux flux des pays « riches » vers les pays « pauvres » qu’aux flux des pays « pauvres » vers les pays « riches ». En 2004, on estimait que les flux sortants étaient équivalents à cinquante milliards de dollars. Aujourd’hui, les révisions de ces estimations permettent de dire que l’on serait plutôt aux alentours de mille milliards par an. Avant d’augmenter l’aide publique au développement, attaquons-nous aux paradis fiscaux, à la corruption, et à l’évasion fiscale !

Aujourd’hui, les promesses concernant l’augmentation de l’APD ne sont pas tenues, et les pays « du Nord » se rendent compte de la nécessité de disposer d’un discours politiquement cohérent. Ils ne peuvent pas faire de la diplomatie économique sans prendre en compte la question de la violation des droits, du pillage des ressources, même si ce n’est pas toujours facile à faire entendre. Une politique de transfert ou d’assistance a moins d’impact seule, et surtout, certains pays n’auraient même pas besoin d’aide internationale s’ils pouvaient disposer des richesses produites sur leur sol, utilisées notamment par des multinationales ne payant pas d’impôts dans ces pays. C’est également une question d’indépendance politique, l’impôt étant le symbole de la souveraineté, mais également d’impact social et de manière dont un pays dépense ses ressources.

Les universitaires et les journalistes ont donc commencé à travailler sur l’ensemble de ces sujets, suivis par les ONG. Certains pays se sont ainsi rendu compte que les exonérations de charges, notamment en faveur de grandes multinationales, pouvaient constituer des manques à gagner très importants pour leur budget. Au Maroc, cela atteint 5% du Produit intérieur brut (PIB).

Comment en est-on arrivés là ?

Dans les années 1980, le tournant néolibéral a rendu extrêmement puissante l’idée selon laquelle la prospérité ne serait possible que grâce à une libre circulation des capitaux. Les acteurs privés se sont concentrés et sont devenus très puissants, très mobiles. Or, la puissance, c’est la mobilité, c’est notamment pour cela que l’économie financière est plus prospère que l’industrie.

Alors que les Etats organisaient la mise en concurrence des entreprises, cette course a été inversée, et ce sont désormais les entreprises qui organisent la mise en concurrence entre Etats pour bénéficier des meilleures conditions possibles. Dans les années 1970, il n’y avait que vingt-cinq paradis fiscaux, aujourd’hui, il y en a plus de soixante-dix.

En ce qui concerne l’Europe, nous n’avons a fortiori aucune harmonisation, aucune mutualisation. Il faut que les vingt-sept pays membres de l’Union européenne (UE) s’accordent pour réaliser des modifications de la législation. On n’avance donc pas sur des mesures concrètes, ne serait-ce que sur des échanges d’informations. Cela est dû au fait que les Etats revendiquent chacun une souveraineté de décision qu’ils ont en grande partie abdiqué. La social-démocratie en Europe vit une faillite idéologique : elle ne fait que constater son aveu d’impuissance face à la mondialisation, dans laquelle chacun cherche à sortir son épingle du jeu.

En réalité, l’analyse étatique n’est pas pertinente : pour les entreprises européennes, les frontières n’existent plus dans leur comptabilité, elles sont en capacité de créer des filiales, … Ce qui alimente l’idée que d’une manière ou d’une autre, les bénéfices reviendraient à la « maison mère ».

Aujourd’hui, on reconnaît que les grands groupes utilisent les mêmes stratégies dans tous les pays et que la fraude fiscale n’est pas simplement le résultat d’une corruption à l’intérieur des pays « pauvres », mais qu’elle est subie également dans les pays « du Nord ». Les règles qui ont été édictées il y a cent ans sont obsolètes. Pourtant, à Bercy, il n’y a aucun signe d’une réelle volonté de remettre les choses à plat, sans doute d’autant plus que l’on craint qu’un rééquilibrage ne soit davantage favorables aux pays « du Sud » qu’à nous.

En France, les entreprises du CAC 40 ne payent que 8% d’impôts, là où les Petites et moyennes entreprises (PME) en payent 25%. Que risque-on à aligner les impôts des PME sur ceux du CAC 40 ? C’est une situation de concurrence fiscale déloyale, puisque la mobilité des multinationales est évidemment bien plus importante que celle des PME. En outre, l’impôt sur les sociétés a diminué depuis les années 1990 alors que la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) a augmenté, bien que ce soit un impôt par nature extrêmement inégalitaire. En réalité, dans la logique actuelle : ceux qui nous montrent le chemin, ce sont les paradis fiscaux. Pour les entreprises, après l’objectif du 0 impôt, il y a désormais celui des bénéfices : sans payer d’impôts, elles peuvent néanmoins bénéficier des infrastructures ou de la formation des salariés dans les pays dans lesquels elles s’installent. Le contexte actuel fragilise d’autant plus le consentement à l’impôt. Et les Révolutions sont souvent provoquées par un sentiment d’injustice liée à l’impôt…

Quelle(s) réforme(s) ont-elles été envisagées ? Quelles sont les réformes souhaitables ? Quels en sont les freins ?

Un des objectifs doit être de mettre fin au monopole du ministère des Finances, politique, sur les poursuites pénales. En effet, la Commission des infractions fiscales, qui dépend du ministère, administre les dossiers et constitue ainsi un premier filtre avant que les dossiers ne soient renvoyés devant la justice.

A l’intérieur de Bercy, les plus gros fraudeurs négocient en faisant du chantage à la délocalisation et à l’emploi. Ce sont donc principalement les petits fraudeurs qui sont sanctionnés.

En ce qui concerne les multinationales, il faudrait exiger qu’elles publient leurs comptes pays par pays et non pas de manière consolidée au niveau mondial. Cela permettrait à l’administration fiscale d’orienter ses recherches, de connaître les montants des impôts et aurait en outre un effet partiellement dissuasif.

C’est ce qui devrait être voté en France concernant la réforme bancaire.

Il faut améliorer les outils de l’administration fiscale. Sur les 50 000 contrôles fiscaux réalisés chaque année par l’administration fiscale, seuls 1000 dossiers font l’objet d’une condamnation in fine. Dans le code pénal, un vol est équivalent à de la fraude fiscale. Il faudrait que l’administration fiscale dispose de davantage de moyens, notamment de vérificateurs, leur nombre a considérablement baissé alors que chacun d’entre eux rapporterait trois millions d’euros par an !

Il faudrait également se doter d’un outil semblable à FATCA (pour Foreign Account Tax Compliance Act) qui oblige les banques de n’importe quel pays dans le monde à communiquer le nom des contribuables américains qui détiennent des comptes chez elles. Cette loi, votée à la suite du scandale UBS en 2008, oblige également les fraudeurs à expliquer comment ils ont fraudé. Les Etats-Unis ont signé des accords avec cinquante pays afin d’encadrer les échanges d’informations, et dans certains cas la réciprocité de l’information. A l’intérieur de l’UE, on en est encore loin !

En France, les députés EELV ont déposé une proposition de loi allant dans ce sens, mais pas assez poussée.

Une autre stratégie consiste à « soulager la conscience des fraudeurs ». En Grande-Bretagne, les cabinets de conseil en optimisation fiscale sont contraints de publier les montages fiscaux qu’ils commercialisent. La connaissance des techniques employées aurait rapporté 12,4 millions de livres en aiguillant le fisc sur les entreprises et les pratiques à surveiller.

En France, Eric Woerth avait permis à des exilés fiscaux de rapatrier leurs comptes en France en ne subissant qu’une majoration fiscale, mais pas de procédures. Pour les multinationales, la question des poursuites se pose d’autant plus que la frontière entre les pratiques légales et illégales est souvent ténue. Par exemple, aucune poursuite judiciaire n’est pour l’instant engagée contre Google qui déclare un chiffre d’affaires cent fois supérieur en Irlande qu’en France.

L’amnistie fiscale est un mauvais signal et ne peut être octroyée qu’une seule fois. Il faut faire preuve d’exigence, au moins avec les cabinets de conseils qui proposent de l’optimisation fiscale. Sinon, on laisse ces activités demeurer rentables.

Depuis la fin des années 1980, on perçoit un mouvement « anti paradis fiscaux » tous les dix ans. Dans les années 1980, on a eu le mouvement du Groupe d’action financière (GAFI) contre le blanchiment d’argent, à la fin des années 1990, une volonté de lutter contre les pratiques fiscales dommageables. A chaque fois, on a créé des listes, en se basant sur une approche étatique. Sauf que l’on se heurte aux contraintes diplomatiques, limitant par là-même les résultats potentiels. A la fin des années 2000, la question de la lutte contre les paradis fiscaux, dans un contexte de crise économique internationale, est revenue sur le tapis.

On a affaire à un vrai secteur économique à part entière, avec ses fiefs, ses marchés de prédilection où il va trouver ses clients, et ses champions, c’est-à-dire une vingtaine de banques internationales. Il ne suffit donc pas simplement de s’attaquer aux territoires, mais surtout à ces acteurs économiques. L’évasion fiscale n’est pas un problème territorial, c’est une industrie qui a une clientèle (des grandes fortunes, des multinationales, des intermédiaires financiers et juridiques qui jouent un rôle de conseil, de certification des comptes, …

La France cherche à modifier la législation européenne : mais il faut d’abord imposer la transparence en France, et pour cela, on n’a pas besoin du Luxembourg ! Faire un FATCA à l’échelle de la France, c’est possible.

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